Tobias garda le silence, ignorant quelle attitude adopter face aux changements d’humeur de sa boss. D’abord, elle se moquait ouvertement de lui, après quoi elle la jouait fine psychologue, puis le prenait par les sentiments. Comment pouvait-il savoir ce que pensaient ses fans ? Ou encore ce qu’elle pensait, elle ? « Je n’ai pas internet. » marmonna-t-il en guise de justification. De quoi faire hérisser les poils des bras de miss van der Hardt la férue de modernité, mais pas excuser son manque d’investissement auprès de ses lecteurs. Après tout, c'était grâce à eux qu'il mangeait à sa faim ou que son nom avait marqué l'Histoire. Était-ce ingrat et égoïste de ne pas tenir compte de leurs désirs ? Sans doute. Tandis que ses prunelles céruléennes scrutaient son visage parfait en tentant de déterminer ce qu'elle pouvait ressentir, il se mordilla la lèvre nerveusement. Il fallait qu’il se taise, u'il se retienne de dire ce qu'il brûlait de clamer au monde entier sans oser le faire … Mais Tobias explosa ; les mots s’échappèrent de ses lèvres sans qu’il ne parvienne à les retenir. « J’ai le syndrome de la page blanche, Billie ! » Voilà, c’était dit. Mais ce n’était pas tout à fait vrai, le problème était autre. « Ou plutôt … J’ai les idées, les personnages, les lieux … mais je ne sais pas quoi en faire. Rien n’a de sens, rien me satisfait. » Il lâcha un soupir désespéré et prit appui contre son dossier en passant une main dans ses cheveux bouclés. Tobias avait espéré ne pas avoir à le raconter à Billie et parvenir à un résultat plaisant … Mais rien. Rien du tout. Il avait écrit dix pages en tout et pour tout, même pas reliées les unes aux autres. « Je ne crois pas pouvoir être à la hauteur des attentes des lecteurs, et encore moins des tiennes, cette fois. » grogna-t-il en avalant une gorgée de café, sans détourner les yeux. Il craignait les réactions de son éditrice comme la peste, mais encore plus les réactions de son amie. Femme venue de Dallas pour ce foutu manuscrit que Tobias était dans l’incapacité de lui fournir, sur ses escarpins hors de prix. En l’occurrence, van der Hardt pouvait elle-même être une source d’inspiration : l’histoire de la femme riche et tirée à quatre épingles débarquant à la campagne était un classique, à la fois amusant et touchant. Mais c’était sur les habitants de cette petite ville du Vermont qu’il devait écrire. Sur leur histoire. C’était pour ça qu’il était là, pour ça que Tobias avait sacrifié neuf mois de sa vie. Il ne pouvait plus faire machine arrière et rentrer à Dallas comme si de rien n’était. Histoire de changer de sujet pour ne pas se lamenter davantage sur son sort, le jeune homme croisa les bras sur son torse et la scruta attentivement. « Depuis quand utilises-tu des expressions aussi vulgaires que « poser une pêche » ? Ce n’est pas digne de Mademoiselle Arabella van der Hardt. » Malgré le ton moqueur de sa voix, l’écrivain (en perdition) ne cherchait pas à se montrer méchant, et il savait Billie assez intelligente pour le comprendre aussi. Ils se provoquaient sans cesse, cela faisait partie des fondements même de leur relation. Comme aucun des deux n’était moins indispensable à l’autre, ils se permettaient des choses que Tobias ne se serait pas permises avec son éditeur précédent, lorsque Billie était encore cachée dans les jupes de sa mère. Et Billie s’autorisait des vannes et remarques qu’elle ne se permettrait pas avec d’autres écrivains, beaucoup moins à même de supporter les moqueries et piques narquoises de la superbe blonde.