1.

Les cocktails et leurs noms exotiques défilent, la bouteille de champagne hors de prix est vidée avant d’avoir fait le tour de la table. Nous en commandons encore, jetons les billets aux serveuses en mini-jupes outrageusement courtes comme si il s’agissait de vulgaires bouts de papier. Abrutis par une musique assourdissante et par les néons colorés qui nous aveuglent, nous nous sentons immortels. Nous sommes les maîtres du monde le temps d’une nuit, les plus riches, les plus beaux, les plus détestables. Rien ne peut nous arrêter et surtout pas l’argent que nous tirons largement du compte bancaire de nos parents qui nous pensent en train de réviser les examens de fin d’année chez Lucy, ma meilleure amie et prétendue intello de la bande.
« Aux vingt ans de Khara qui est tellement bourrée qu’elle en devient généreuse, s’écrie Alice à l’autre bout de la table en levant son verre à mon attention.
Je manque de recracher le champagne que j’ai dans la bouche, faussement offusquée. Je suis tout le temps généreuse, et pas seulement quand je suis ivre ! Prise d’un fou rire inopiné, je rejoins les autres qui ont levé leur verre à leur tour. Mes joues s’embrasent et mon cœur s’emballe : je ne pouvais pas rêver meilleure soirée d’anniversaire que celle-là. J’ai devant moi les personnes que j’aime le plus au monde, qui me gratifient de leurs sourires magnifiques et de l’affection réelle qu’ils me portent dans un univers où le paraître a pris le pas sur l’être. Alice avec son accent frenchie tellement adorable, le mec qui lui colle aux basques dont je ne connais pas le nom, Lucy et Priam pour qui je donnerais ma vie sans concession, Owen le bobo tombeur, Tara la sportive et Erwan scotché à son portable dernier cri qui n’est sûrement même pas au courant de la raison de notre présence ici, un drôle de petit groupe qui a su faire de ses différences une force.
- A Khara , chantent-ils en cœur, avant de reprendre leurs conversations là où ils les avaient laissées. »
Comment font-ils pour s’entendre dans ce vacarme ambiant ? Je fais moi-même semblant de comprendre ce que marmonne Lucy dans mon oreille, seuls quelques mots arrivant à mon cerveau embué par l’alcool et l’excitation. C’est à propos d’Owen qui, paraît-il, lui fait du pied. Lui et moi échangeons un regard lourd de sens, et lourd tout court. Je serre les dents et me retourne vers mon amie. Dois-je lui dire qu’il m’en fait aussi ? Elle a l’air tellement heureuse que je ne peux pas me résoudre à briser ses doux rêves d’une idylle parfaite : elle mérite mieux que lui ! Priam et moi ne cessons de lui répéter, mais Lucy ne s’intéresse qu’aux garçons qui la font souffrir. Comme toutes les femmes, ou presque. J’écrase à plusieurs reprises les orteils d’Owen avec le talon de mes Louboutin noires en espérant lui faire plus de mal à lui qu’à mes chaussures préférées. Il continue pourtant de me fixer de ses grands yeux bruns pénétrants alors qu’à mes côtés, Lucy se ridiculise pour attirer son attention. Je me détourne d’eux pour discuter – ou plutôt hurler – avec Tara qui, elle, cherche à ramener Erwan à la réalité. De temps à autre il lève les yeux et boit une gorgée de cocktail. A bout de nerf, la jeune femme, de nature sanguine et impulsive, lui arrache son téléphone et le fourre dans son sac. Je passe mon bras autour de son cou pour l’attirer à moi, déposant un tendre baiser sur sa joue. Le garçon rougit et s’intéresse pour la première fois à ce qu’il se passe dans le monde réel. Timide, mal à l’aise, il n’arrive pas à croire que nous puissions lui adresser la parole. Au lycée, il était de ceux qu’on brimait sans ménagement, la tête de turc idéale. Son regard se pose sur la paire de jambe d’une des serveuses et ne s’en détache plus. Tara et moi le bousculons en riant, ravies qu’il se laisse enfin aller. Je me retourne vers Lucy qui serre mon bras dans sa petite main. Vexée du peu d’intérêt que lui porte Owen, elle se lève brusquement, m’obligeant à faire de même.
« Khara et moi, on va aux toilettes !
J’écarquille les yeux, ignorant que j’avais envie d’aller aux toilettes. Je ne suis plus clairement en mesure de savoir de quoi j’ai envie ou non, je tiens à peine sur mes jambes.
- Ah bon ? je demande en me laissant entraîner à travers la salle bondée de monde. »
Nous descendons les escaliers en verre bordés de lumières fluorescentes qui leur donnent une apparence féérique et traversons la piste de danse bondée.